Oublier le passé, renouer, reconstruire ... //Feat Clark Lewis//

Le psychiatre avait de l'humour, qui l'aurait cru ? Cet homme qui semblait pourtant si renfermé, si froid. Ses petites piques, Yuri les appréciaient, bien que celle sur sa taille lui fit plus de mal qu'il n'aurait bien voulu l'admettre. Il ria à chacune de ses blagues, des pointes d'humour toujours bienvenue pour l'européen au rire facile. Il lui raconta avec passion son amour pour la comédie. Une narration timide ponctuée par le tintement de l'ombrelle contre le verre. Il haussa les épaules alors que Clark revint sur son passé de sportif amateur, il était vrai que l'adolescent avait fait parti d'une équipe, cumulant les activités extra scolaires, sociabilisant avec les autres membres de l'équipe et s'assurant d'excellentes notes en sport. Que davantage pour l'adolescent populaire et fier de son paraître qu'était Yuri Tchekov.

《J'ai toujours apprécié le sport, moins que l'acting mais tout de même. Et puis, c'était une façon pour moi de prouver ma "virilité" à mon père, puisqu'une "tafiole" ne fait pas de sport. Elles ne sont bonnes qu'à se faire battre etc, etc. Tu vois le genre de discours qu'un russe pouvait tenir.》

L'acteur prit une gorgée de son cocktail alors que le psychiatre complimenta son jeu d'acteur. Il souria et rougit quelque peu gêné. Il n'avait jamais vraiment su comment réagir aux compliments que l'on pouvait lui faire, encore moins lorsqu'ils venaient de quelqu'un qui lui était proche. Il marmonna un petit merci, intimidé avant d'écouter la suite de ses dires. Le Russe se mordit nerveusement les lèvres, alors que le psychiatre revenait sur leur passif peu élogieux. Le visage de l'acteur devint livide lorsque son ancien camarade lui parla de ses oeillades déplacées.

《C'était si flagrant que ça ?》 qu'il articula difficilement. Il soupira, soulagé, lorsque le grand brun lui affirma qu'il avait été un fin observateur. 《Tu sais … Je suis sûr de t'avoir vu regarder les autres. Mais … On l'a tous fait, même les plus homophobes. La différence, c'est que eux, ils se cachaient derrière ce jeu idiot du "qui à la plus". Un moyen de matter et de se moquer des différences. Toi … Tu étais la cible idéal. L'incarnation de tout ce qu'un bon fils de soviétique devait haïr. Et pendant un temps … Je ne comprenais pas que ça te faisait du mal, les autres riaient alors c'est que c'était forcément un jeu ! Puis … Antom a essayé de s'en prendre de moi, trouvant que c'était louche que je n'ai pas de copine. Capter ton regard, ça a été l'occasion de me défaire de ses accusations. C'est égoïste. Mais … Sur le coup, j'ai pensé que c'était la meilleure chose pour moi. Pour ma survie. Parce que je suis sûr que mon père m'aurait tué si ça s'était su.》

Il s'était fait lugubre, Yuri, pensant chacun des mots qu'il disait, se glaçant le sang rien qu'en envisageant le sort que lui aurait réservé son géniteur. Les crimes haineux étaient légions à cette époque, souvent ignorés par la population qui estimait que c'était mérité, que ces gens-là n'avaient rien à faire sur cette terre. L'acteur n'avait que trop conscience du sort que son géniteur lui réservait. Ce géniteur qui s'était déjà fait un malin plaisir à agresser les "tafioles" qu'il avait pu croiser, les frappant parfois jusqu'à la mort. Mais le sang d'une "tafiole" n'était pas du sang, en avoir sur les mains n'avaient pas la moindre importance.

《Je suis vraiment désolé Clark … Tu ne méritais pas ça.》

Le taquinant sur le fait qu’il n’avait pas beaucoup grandi, Clark réalisa toutefois qu’il avait peut-être heurté son ainé. Sujet sensible ? Un complexe probablement. Mais s’excuser ou revenir dessus ne ferait que rendre le sujet plus délicat encore, alors autant passer outre et ne pas s’en formaliser. Le psychiatre nota cependant cette information mentale. Se perdant quelques secondes dans son regard céruléen, il sentit une pointe d’intérêt naître aux creux de ses reins avant qu’elle ne disparaisse aussi tôt, contrôlée par la rigueur de son esprit qu’il s’imposait au quotidien. Le sujet de discussions s’orienta alors vers Yuri et sa carrière, ce à quoi le grand brun se permit quelques commentaires et compliments. Oui, il le trouvait talentueux. A n’en point douter, Yuri était un grand acteur et n’était qu’un début de son ascension. A l’évocation du sport, les mots « virilité » puis « tafiole » suivirent de près, heurtant quelques peu la sensibilité du médecin. Oui… Tu le connais bien ce genre de discours, pour l’avoir subi de façon répétée de la part de ta propre famille et de celle de tes camarades. Dont Yuri… Peut-être était-ce ce souvenir amer qui le conduisit alors à évoquer le passé plus en détail, avouant qu’il l’avait bien vu laisser trainer son regard sur les corps de leurs camarades de classe.

Captant alors l’air quelque peu désarçonné de son vis-à-vis, il le rassura en admettant avoir toujours été très observateur. L’acteur sembla alors se décomposer, l’accusant même de l’avoir vu également regarder les autres : « Je n’ai jamais nié que je regardais. » répliqua simplement le grand brun, accrochant son regard quelques secondes. Une simple phrase, visant à lui indiquer qu’il ne s’était pas trompé. Ou du moins, pas totalement. Puisque ton regard se posait également sur le corps des femmes, au même titre que sur celui de la gente masculine. Une simple information déguisée qu’il lui présentait là, peut-être animé par cet intérêt étonnant qu’il portait à la lueur azurée de son regard. Mais l’information sembla passer à la trappe puis que l’autre se lança dans un grand discours explicatif. Explicatif, plaintif et dédouanant. L’acteur semblant tenter de le convaincre que c’était nécessaire, qu’il n’avait pas d’autres choix. Encore une fois, les mots de son ainé le heurtèrent : tu es l’incarnation de tout ce qu’un bon fils soviétique doit haïr. Déglutissant, il se rappela la honte qu’éprouvait son grand-père à l’époque, il se rappela les coups qu’il s’était pris, visant à lui inculquer les choses essentielles . Il se rappela aussi de ce professeur de Systema, Kolya, qui l’avait frappé jusqu’au sang pour le forcer à s’endurcir. Le petit garçon craintif avait alors laissé peu à peu la place à un adulte confiant mais blasé. Fort mais froid, seulement animé par la passion qu’il portait à son métier et par l’amour qu’il avait pour sa femme puis sa fille. Ainsi, seul son métier demeurait dans sa vie. Le reste s’étant envolé à l’image de cet enfant apeuré, persécuté et esseulé qu’il avait été, perdant d’abord son père, sa mère puis son innocence.

Peu à peu, la colère avait pris place en lui, contractant sa mâchoire et annihilant toute pensée rationnelle. Il lui en voulait, à ce jeune Yuri Tchekov, pour avoir rendu son quotidien plus difficile encore qu’il ne l’était déjà. Et tout ça pour quoi ? Pour se protéger des moqueries des autres garçons. Puis le mot « tuer » sortit de sa bouche et Clark releva le nez vers son ainé, s’apaisant quelque peu. Il avait en effet eut écho des penchants du père Tchekov et de ses Rafles répétées dans les clubs homosexuels clandestins de Moscou. Cette ordure se serait pleinement épanouie dans le troisième Reich, à n’en point douter.

La voix de l’acteur s’éleva à nouveau et Clark planta son regard sombre dans le sien, une lueur hargneuse y demeurant. Sa voix restant pourtant douce, comme à chaque fois qu’il parlait, comme s’ils étaient enveloppés dans le la soie : « Tu as été honnête sur ta situation alors… je vais l’être aussi. » Il poussa sa bière dans un coin de la table, comme pour éloigner cette distraction : « Tu ne pouvais pas le savoir mais… Mon père est décédé avant que j’arrive en Russie et ma mère s’est remarié avec un haut dignitaire du parti communiste à peine un mois après notre arrivée à Moscou. »

Il laissa son regard divaguer vers l’extérieur, observant les voitures passées : « Ma sœur et moi avons été élevé par mes grands-parents qui étaient très conservateurs. » Il se mordilla la lèvre, tic nerveux qu’il avait conservé de son adolescence où un percing barrait alors sa lèvre inférieure : « Ton père avait dû te le dire mais mon grand-père, Anton Ivanov était un ancien membre du KGB et il ne supportait pas l’idée que ma sœur et moi soyons métis. Il nous a rebaptisé : je suis devenu Vladimir et ma sœur est devenue Anastasia. » Il soupira, sans pour autant laisser transparaître la moindre émotion : « La vie a été plus facile pour Elena pour qui ce n’était pas un problème d’être frêle, pâle et naturellement belle. Elle s’est vite acclimatée et avec le recul de l’âge, j’en suis heureux pour elle. »

Clark caressa alors de son pouce sa propre lèvre, continuant : « Moi… J’ai toujours été conscient que mon était trop fin, mes lèvres étaient rouges et mon visage trop pâle. J’étais loin d’être un athlète à l’époque et ça faisait enrager mon grand-père qui ne supportait pas ma faiblesse. » Un léger sourire naquit sur son visage alors qu’il continuait de fixer la rue : « Dès qu’il a appris que je me faisais harceler à l’école, il a engagé un de ses anciens collègues pour m’endurcir. » Plongé dans ses souvenirs, il n’entra pas dans les détails, le récit de ces combats et de cette douleur n’appartenant qu’à lui : « C’est pour ça qu’un jour, j’ai pété les plombs et que je t’ai… » Il marqua un temps d’arrêt, portant son regard sur le nez de son ainé : « …Blessé. Après cela, ma mère est décédée et mon grand-père s’est considérablement adoucit. » Reportant ses prunelles charbonneuses vers le myosotis de celles de l’autre, il dit d’une voix toute aussi douce : « Alors… Oui, tu avais tes raisons de faire ce que tu as fait mais… Non, je ne méritais vraiment pas ce que tu me faisais. »

Sachant pertinemment qu’il venait de troubler l’autre, bien conscient de l’état de détresse dans lequel il avait dû le placer, il tendit une main vers la sienne par attirer son attention. Calmement et avec douceur, il lui serra délicatement la main : « Yuri ? » murmura-t-il, voulant attirer son attention : « Ne m’en veux pas de t’avoir révélé tout ça, je pense que c’est important de se dire ce que nous avons sur le cœur si nous voulons repartir sur de bonnes bases… » Lui adressant alors un sourire léger et sincère, il termina : « Je te pardonne, Yuri. »

Le cœur de l'acteur s'était serré alors que son ancienne victime lui comptait son histoire. La mort de son père, l'exil en Russie, le départ de sa mère, l'éducation trop sévère qui s'en suivit, le harcèlement subi, la perte de sa mère. Les orbes bleutées du Russe s'étaient fixées sur le psychiatre et ses oreilles avalaient le moindre mot. Yuri l'avait blessé, il avait fait de l'école un lieu hostile pour ce jeune mal dans sa peau. Pire encore, c'était ce harcèlement qui avait poussé le vieil Ivanov à faire "endurcir" le jeune Lewis. Et il s'en voulait. Terriblement même. Ses excuses, ses justifications, ce n'était que du vent. Ces actions passées avaient contribué à la destruction d'un adolescent ! Comment pouvait-il se justifier ? Comment pouvait-il se le pardonner ? De nos jours, l'on prêtait à Yuri Tchekov une réputation d'homme bon, d'homme sain mais il n'en était rien. Yuri Tchekov était le plus con des adolescents et ce n'était que maintenant, 20 ans plus tard, qu'il en prenait conscience.

Il sembla que le Russe resta ainsi un moment, le regard fixe, vide, le cœur en vrac et le cerveau s'autoflagellant, recensant ses erreurs passées et se punissant pour chacune d'entre elles. Extirpé de ses songes par le murmure de Clark, il lui adressa un léger sourire.

《T'en vouloir ? Pourquoi en vouloir à quelqu'un de sincère ? Merci, Clark. Merci de me donner ton pardon, merci de m'avoir raconté tout cela, merci d'être là.》 Des lèvres légèrement étirées en un sourire sincère. Une gorge serrées de remords. Un regard soudainement rempli de vie, de compréhension et de gratitude. 《 Et putain je crois bien que j'ai besoin d'un verre d'alcool finalement !》

Une dernière phrase dite sur un ton plus enjouée, une tentative de se défaire de cette atmosphère trop sérieuse, trop sombre et trop intimiste pour lui. Lui qui estimait en avoir dit assez sur son ressenti. Lui qui, après presque 35 ans à arpenter cette terre, peinait encore à parler de ses sentiments. Une dernière phrase dite sur un ton plus enjouée traduisant sa passion nouvelle pour l'alcool. Une substance dont il avait tendance à abuser lorsqu'il éprouvait le besoin de faire taire l'un de ses organes. D'un geste de la main, le plus petit interpella une des serveuse et demanda à ce que l'on lui apporte un Blue Lagoon, un cocktail aussi sophistiqué qu'alcoolisé. L'idéal. Sans parler de sa couleur dès plus hypnotique.

《Pourquoi es-tu revenu aux États-Unis ? Je ne pense pas que tu sois originaire de New-York. Lors de ton arrivée à Moscou, tu n'avais l'air désarçonné par le froid. Et certes, l'hiver russe était plus rude New-yorkais mais ça aurait dû être une préparation suffisante. Ta famille vient du Sud ou tu es juste … frileux ?》

Le mince sourire de l'acteur s'était agrandi dévoilant pour la énième fois ses dents blanches, illuminant une nouvelle fois son visage alors qu'on lui porta son cocktail.