(1.) Entre tes parents, ça a toujours été tendu. Ton père, alcoolique, la rage au ventre, les poings serrés, maître d'une violence inouïe contre vos corps désarticulés. Martyrs. Il ne s'arrête jamais, vous frappe sans cesse, durant toute ton enfance. Victime de ton bourreau, tu ne le contredis jamais, tu lui obéis telle une marionnette, rongée par la crainte d'être fouettée chaque jour d'un coup de ceinture. L'eau qui coule de tes yeux est comme le sang qui coule de tes plaies. Coups de poings, coups de pieds. Ce monstre, cette bête féroce, qui se cache sous les traits de ton géniteur, se dégrade de jour en jour. La peur prend tout ton corps, comme paralysante. Personne ne peut comprendre ce que tu vis, personne ne peut se douter de ce mépris. Tu le caches, mens, fais bonne figure. Personne ne doit savoir ce que t'endures. Tu vis chaque jour un supplice. Jusqu'à l'arrivée de ta sœur adoptive, Sanae, qui ose enfin tenir tête à cette figure paternelle. Elle, frappée un peu plus fort que toi parce qu'elle ouvre sa bouche. Elle, qui tente par tous les moyens de vous protéger, puisque vous n'êtes pas assez fortes pour vous libérer de son emprise. Sanae, la meilleure des épaules contre laquelle tu viens pleurer chaque soir. Ses bras chauds, réconfortants, qui viennent te rassurer, lorsque vous entendez les pas de ton père qui se dirigent vers votre chambre. Les cris, la douleur, les coups rythment vos journées. Et puis un soir tout dérape. Lui, ivre, comme à son habitude, distribue ses coups incessants, déferlement de violence envers vos âmes meurtries. Sanae, qui rentre du lycée, les poings qui se resserrent en vous voyant sur le sol. Elle, courageuse, qui ne supporte plus de le voir lever la main sur vous.. Du sang, beaucoup de sang. Des cris. Toi, terrorisée et recroquevillée contre le mur. Elle avait décidé qu'il était temps pour lui de partir, et de ne plus jamais revenir. Elle l'avait poignardé, armée d'un couteau de cuisine. Pour vous libérer, pour te protéger. Mais elle est trop jeune. Elle n'a que 16 ans. Alors ta mère décide de prendre le blâme, et de se faire coupable du meurtre à sa place. La police qui l'embarque, le corps de ton père qui part directement à la morgue. Tu pensais qu'elle allait rester avec toi. Que cette épreuve renforcerait vos liens. Que vous pourriez vivre ensemble, que vous seriez heureuses. Mais il n'en était rien. Parce que Sanae, elle avait décidé de te laisser derrière, de t'abandonner. Alors que ta mère vient de s'accuser à sa place. Tu comprends pas. T'arrives pas à accepter son discours d'adieux. Elle pourra reste libre, mais elle préfère te fuir. Alors malgré toutes les larmes que tu verses pour tenter de la retenir, malgré ton cœur qui se brise en mille morceaux, elle ne se retourne pas. Elle s'enfuit dans la nuit. Elle, qui était la seule lumière éclairant ton obscurité. T'es toute seule maintenant, livrée à toi même, alors que t'as que 13 ans.
(2.) T'arrives dans cette famille d'accueil encore traumatisée. Tu dis rien, tu fais rien, tu parles jamais. T'es qu'un fantôme qui erre dans leur demeure. Tu voudrais tant être invisible, qu'on te laisse tranquille. On ne t'entend même pas respirer, comme si tu n'étais qu'une illusion, un songe dont on voudrait se réveiller. On te présente tes nouveaux parents, ils sont croyants, un peu trop portés sur jésus à ton goût, mais tu ne bronches pas. Tu suis leurs règles, tu respectes les directives qu'ils t'imposent, comme tu l'as toujours fait auparavant. Divine poupée qui se veut sage. Au sein de cette maison, tu rencontres raph, ce môme de 16 ans, le regard azur qui te transperce en plein cœur. Il te sort peu à peu de ton mutisme. Il s'intéresse à toi, te donne l'importance que vos nouveaux parents ne t'accordent pas. Tu ne connais pas son passé, tu ne sais pas d'où il vient, ni ce qu'il a vécu, mais t'es persuadée qu'il est quelqu'un de bien.
(3.) Pourquoi ? T'arrives pas à le comprendre. Pourquoi est-ce que sa main glisse jusqu'à tes cuisses, alors que t'es encore qu'une gamine ? Alors que t'es censée le considérer comme ton père. Que c'est lui l'exemple de la famille. Il te fait des attouchements, et toi, tu te fais victime, en silence. Comme si t'en avais pas assez bavé au cours de ton enfance. Tu veux pas subir ça. Tu comprends pas. Toi, qui commençait à peine à aller mieux, te voilà de nouveau face au mal incarné. Cette limite dépassée marque de nouveau ta descente aux enfers. Mais t'es incapable de te défendre, alors tu le racontes à Raph, qui s'empresse de lui refaire le portrait. Ses poings déchaînés ne l'épargnent pas. Il lui fait du mal autant qu'il t'en a fait. Mais cela ne restera pas sans conséquences. Raph se fait envoyer en maison de correction et est expulsé définitivement de votre famille.
(4.) Vous avez continué à vous voir en secret, à rester en contact dans le dos de tes tuteurs. Il est dans une nouvelle famille qui a l'air parfaite, où il ne manque de rien. Et toi, t'es toujours coincée dans cette maison, avec ce psychopathe. Tu le trouves bizarre, il te regarde avec encore plus d'insistance qu'avant. Mais t'es persuadée qu'il ne recommencera pas, après tout ce que cela avait engendré dans le passé. T'essaies de pas paniquer, de te dire que le pire est derrière toi et qu'il n'allait pas fauter à nouveau. Alors tu ne dis rien, et tu profites des moments que tu partages avec Raph. Cette relation qui dure déjà depuis deux ans. T'es amoureuse, Julia. Tu l'aimes ce petit con, arrogant, prêt à n'importe quoi pour te faire sourire. Prêt à te décrocher la lune, si seulement tu la voulais... Mais toi t'aspires à rien de grandiose. T'as pas de rêve inaccessible. T'as juste envie d'être auprès de lui. Tu vois aucune ombre au tableau entre vous deux. Jusqu'à ce jour, jusqu'à ce qu'il vous surprenne. Il est tellement en colère que t'as peur pour Raph. Peur pour toi. Tu veux essayer de le calmer, alors tu lui promets que tu ne le reverras plus. Parce qu'il est capable de le détruire.
(5.) Il t'a salie plus que jamais, t'es à bout de force, à bout de souffle. Le cœur en miettes, ton âme craquelée. Ton palpitant s'est arrêté, ce soir. T'as que 16 ans, et tu te fais violer par cet homme possessif, fou de rage que tu vives une relation cachée avec son ancien « môme ». Il a franchi toutes les limites. Il a volé ton intimité, celle que tu voulais garder pour Raph. Il te l'a volée. T'as envie que tout s'arrête, tu veux mourir. T'as envie de te noyer dans les profondeurs, pour ne plus jamais refaire surface. Sa femme ne te croit pas, prétextant que tu ferais n'importe quoi pour attirer l'attention. T'as plus le droit de sortir pour éviter que l'affaire ne s'ébruite. Tu pleures, les émotions incontrôlables. T'arrives plus à t'arrêter, tu pensais pas que ça pouvait être pire qu'avant. Mais t'es brisée. Y a plus rien à faire. Y a personne pour soigner ton chagrin, personne pour partager tes peines. T'es seule. Et tu restes enfermée de longs jours, avant de réussir à écrire une lettre pour Raph, où tu lui expliques ton calvaire, justifiant par la même occasion pourquoi tu ne donnais plus signe de vie. T'aimerais tellement qu'ils brûlent en enfer. T'as le mal de vivre. T'as juste envie que tout s'arrête.
(6.) Il est venu te libérer, usant et abusant de coups envers celui qui t'as fait trop souffrir. T'arrives plus à l'arrêter, il est comme une bête sauvage, indomptable, les poings et les crocs acérés, déversant sa rage à travers cette violence dévastatrice. T'as l'impression de revoir ton père, qui te frappait. Comme un retour en arrière dans ta tête, ces souvenirs qui reviennent te hanter et qui te donnent la nausée. Le meurtre que ta sœur a commis, qui refait surface. Ça te fait peur, alors t'appelles les flics. T'as envie que quelqu'un l'arrête, tu veux pas qu'il fasse une bêtise. Tu veux pas qu'il aille trop loin et qu'il finisse en taule. Il le laisse presque mort, puis se fait passer les menottes. Tu te souviens encore de son regard sombre, des abysses qui le possédait, de son corps blessé, agrippé par les officiers. Tu le regardes partir pour la dernière fois. Un au revoir, qui sonne comme un adieu. Depuis ce jour t'en as plus entendu parler, mais t'as jamais pu l'oublier.
(7.) Ta mère, toujours en prison pour plusieurs années, ne pouvait plus s'occuper de toi. T'en voulais à ta sœur Sanae, de s'être échappée, et de ne plus être là pour rester à tes côtés. T'avais personne pour te recueillir, aucun toit sous lequel habiter. T'étais seule, à nouveau. Alors on t'a envoyé vivre dans un logement social, dans ce trou à rat, sale et minuscule. Et malgré toutes les difficultés, tu te plaignais jamais. Au final il ne reste qu'un grand sentiment de vide. Tu voulais pas retomber, tu voulais être forte. Mais t'étais qu'une pauvre gamine bloquée dans le passé. Une pathétique petite fille, incapable de grandir, ou de faire un pas en avant.
(8.) Un soir, alors que tu sortais pour aller prendre l'air, t'as été témoin d'un règlement de compte entre deux bandes. Tu t'es retrouvée coincée, dans cette petite ruelle, spectatrice des coups qui fusent, et de leurs poings menaçants qui craquent sans s'arrêter. T'as pourtant rien demandé à personne. T'étais juste au mauvais endroit, au mauvais moment. Un des hommes se sert de son flingue, tire une balle dans la tête de son rival, faisant détaler le reste du groupe en quelques secondes. T'es choquée, t'as peur, tu trembles. Tu te demandes ce que t'as fait dans tes vies antérieures pour mériter tant de châtiments. T'aimerais partir en courant, mais tes jambes refusent de répondre. T'es immobile, victime du chaos qui t'assaillit. T'as beau être bien cachée, dans l'obscurité de la ville, y a un des hommes qui t'a repérée, et qui compte pas te laisser partir. Sauveur ou futur bourreau ? Se veut-il compatissant, ou a-t-il peur que tu parles ? Tu sais pas à quelle sauce tu vas être mangée. Mais tu lis dans le regard de cet homme quelque chose que tu peux pas expliquer. Comme une lueur d'espoir, qui brille dans ses prunelles sombres, qui pourtant semblaient vouées à l'autodestruction. Taj, ce brun ténébreux qui semblait marqué lui aussi, par la dureté de la vie. Taj, qui met sa veste autour de tes épaules, parce qu'il a remarqué chacun de tes poils hérissés. Taj, qui te promet que si tu t'accroches encore un peu, tu pourras enfin voir la lumière au bout du tunnel.
(9.) Vu que t'as été témoin d'un meurtre, ils décident de t'amener avec eux, après maintes délibérations sur ce qu'il allait advenir de toi. On te présente le groupe des « Night Walkers », te menaçant que si tu révèles ce que t'as vu ce soir là, on te trancherait la gorge, et tu finirais au fond d'un fossé. Comme t'as pas l'air d'avoir une autre solution envisageable, t'acceptes de rester avec eux et d'oublier ce que t'as vu. T'acceptes de servir leurs intérêts, et t'oublies la personne que t'as été par le passé. La Julia faible, et frêle, que t'as toujours connue, tu devais la chasser. Pour toujours. Tu passes une dernière épreuve avant de faire partie de leur clan, ce rite ancré dans leurs traditions. Tu offres ton corps à l'un d'eux, celui qui t'a sauvée, en premier. Puisque c'est en lui que tu as le plus confiance. Taj, qui prend son temps et ne te brusque pas. Taj, chez qui tu aperçois une douceur que tu ne soupçonnais pas. Il fait tout pour que tu ne sombres pas, rien de trop violent, de trop brusque, pour que tes larmes ne coulent pas. Il est doux, fait en sorte que ce moment ne devienne pas un cauchemar, simplement un souvenir. Mais ce n'est pas assez, on te dit que tu dois continuer. T'es passée dans les bras d'un autre, puis tu deviens encore jouet du prochain, jusqu'à ce qu'ils soient tous pleinement satisfaits de tes services. Jusqu'à que tu sois dépourvue de toute humanité. T'es vidée de tout sentiment, de tous ces ressentis qui pourraient te faire trop de mal. Toi, enfant aux yeux de velours, qui n'a jamais cessé de chercher quelqu'un qui pourrait traverser les ténèbres glaciales... pour venir te rejoindre. Tu veux plus être seule. Alors tu finis par t'accrocher à lui. À corps perdu, ton corps contre le sien. Tu deviens sa chose. Il te traite bien, te respecte, te prend sous son aile, et toi, tu lui obéis, tu te transformes en marionnette, poupée de chiffon, objet de toutes les convoitises, qu'il s'approprie uniquement pour lui. Tes cicatrices qui brûlent toujours autant, tes blessures qu'il panse au fur et à mesure. Il ferait n'importe quoi pour toi. Tu serais prête à mourir pour lui, par loyauté. Pour lui, le seul qui tente d'empêcher ta chute.
(10.) Des années plus tard, t'as réussi à trouver ta place au sein du gang. T'es plus la gamine de dix sept-ans qui est arrivée ici, la peur au ventre. T'as compris beaucoup de choses, sur ce monde qui t'entoure et qui te donne le vertige. T'as surtout ancré dans ta tête qu'être marginale, différente, et de croire en tes propres convictions n'était pas négatif. Maintenant t'as trouvé une nouvelle famille, tu les abandonneras pas, et tu sais qu'ils seront eux aussi là pour toi. T'as pris confiance en toi, t'as changé, t'es devenue une vraie femme. T'aboies un peu plus que nécessaire, grande gueule que tu tentes de tenir auprès de ceux qui te contrarient. T'es rien qu'une femme, le sexe faible, celle qui doit donner de sa personne pour survivre. Mais t'es devenue plus forte à présent, grâce à lui. Cet homme, il t'a sortie des ténèbres pour te hisser sur son piédestal funeste, te mettre reine d'un royaume en ruines, qui n'est que chaos et destruction. Ton rôle au sein du groupe : tu voles. Tu arnaques, tu fais des coups montés. Tu participes aux cambriolages, les aides dans leur trafic, entre deux coups de reins avec ceux qui t'assurent une protection rapprochée. T'es leur meilleur appât, pour attirer les membres du groupe rival dans des guet apens, où ils se font tabasser, et où parfois il y laissent la vie. Puis tu le revois, Raph, telle une tempête qui s'abat de nouveau sur ta vie brisée. Cette tornade imprévisible, dont tu ne peux te rapprocher, mais par qui tu es attirée irrémédiablement. Dois-tu conclure que vous êtes néfastes l'un pour l’autre ? Tu ne sais pas, tu penses que tout simplement, vous n'êtes pas destinés à être ensemble. Ça fait mal de se l'avouer, et pourtant, c'est le cas, tu dois l'accepter. T'acceptes d'être une gamine immature à ses yeux, t'acceptes qu'il te balance des choses blessantes au visage, quitte à te fracasser le cœur après tout. Vu qu'il ne reste plus grand chose de lui, de ce cœur, que tu lui avais laissé. Ce cœur, qui lui appartient pour l'éternité.