We used to know each other (ft. Mia)

Les journées où le poste était complètement calme étaient rares, pour ne pas dire inexistantes. Tous étaient toujours aux aguets de la moindre nouvelle affaire qui pourrait survenir, tous sur le terrain ou le nez dans les dossiers. Quoi que, peut-être pas réellement tous, mais le lieutenant mettait un mot d'ordre à ce que le boulot soit fait de la meilleure manière qui soit, sans faille. Pas le droit à l'erreur, pas de dissipation personnelle, le boulot était le boulot, aussi simple que ça. Un mode de fonctionnement qui t'avait déjà coûté beaucoup mais que tu te bornais quand même à appliquer encore et encore pas vrai ? Vrai, ç'avait toujours fait partie de son tempérament et il avait signé pour cela en s'engageant dans la police : faire passer le monde avant lui, ne pas laisser ses problèmes ou sentiments privés interférer dans ce qui devait être fait, ce ne serait clairement pas aujourd'hui que ça changerait.

Il s'était absenté de son bureau durant l'après-midi. Un jeune sans-abri avait été retrouvé mort, overdose d'après les premiers constats. Pas forcément les cas les plus étonnants au vu de tout ce qui traînait en ville mais une enquête était tout de même ouverte afin de trouver des informations, découvrir s'il s'agissait d'un quelconque réseau et, si tel était le cas, le démanteler. Rejoignant lui-même une équipe déjà sur place afin de porter son aide dans les dépositions à recueillir et prendre cette affaire en main, il arborait cette habituelle expression relativement fermée. Déjà pas vraiment souriant en temps normal, le grand brun avait cet air encore plus dur, inaccessible, lorsqu'il s'agissait du boulot. Il n'était clairement pas connu pour être coulant, surtout pas avec ses subordonnés. Pas méchant en soi, simplement dur, n'hésitant pas à faire des remontrances s'ils ne menaient pas bien leurs affaires. Impartial, sans doute était-ce une grande qualité autant qu'un défaut. Ça a pourtant pas toujours été le cas Kent, rien qu'à voir la manière dont tu t'en es pris à Diego sur cette dernière année... Seule faiblesse, mais personne n'était infaillible n'est-ce pas ?

S'extirpant de l'attroupement de quelques petits journalistes, le grand brun alpaguait des agents sur place, leur intimant un « dégagez-moi ça avant que ça dégénère » sans appel en désignant les quelques personnes visiblement intéressées par ce qu'ils pourraient relater dans leurs articles. Un peu plus loin, il échangeait avec l'un des légistes qui lui désignait une femme de dos, affirmant qu'elle était souvent au contact des sans-abris afin de les aider. Peut-être savait-elle quelque chose ? Peut-être. « Madame ? » disait-il en arrivant à sa hauteur. Et lorsqu'elle se retourna, leurs regards se croisant, il bloquait net. « Mia... » Ça fait quoi de revoir ce visage ? Vous étiez proches, avant. Elle t'as vu couler petit à petit, jusqu'à ne plus te voir du tout. Déglutissant, il désignait son badge afin de lui faire comprendre qu'il était là pour le boulot. « Tu as quelques minutes à m'accorder ? » simple question de formalité, il ne lui laisserait pas vraiment le choix. Si l'envie était réellement présente de lui demander comment elle allait, à quoi ressemblait sa vie, il gardait pour l'instant cet expression fermée, celle du lieutenant.

Le brouhaha, la détresse dans tous les regards. Tu étais juste là pour faire tes courses Mia. L’expression grave, tes yeux jonchent l’attroupement devant ce qui te semble un corps. T’y vas sans hésiter. T’as signé pour sauver les gens, sauver le monde parait-il. Tu lâches alors tes sacs, les fruits et les légumes qui dévalent sur le bitume, et tu te dessines un chemin à travers l’attroupement malsain. « Poussez-vous, je suis médecin. » Les gens et leur curiosité morbides, ça t’horripile. À croire qu’ils aiment voir le malheur des autres, se disant qu’ils ne sont pas seuls à patauger dans la merde. Pathétique. Tu t’accroupis, et c’est là que tu le reconnais. Tu t’es déjà occupé de cet homme sans domicile fixe ; plusieurs fois même. Un drogué comme la plupart, et ton regard se mouille d’une tristesse que tu feins. T’es sensible Mia, tu t’es donné beaucoup de mal pour ce monsieur alors que tu le savais dès le départ que c’était sans espoir. Et là, il a signé sa fin. Pour de bon. D’un regard, t’as compris qu’il n’y avait plus rien à sauver chez lui. L’écume autour des lèvres, le teint pâle, et la froideur de sa peau. Une overdose. Une fin triste, mais sans surprise. Tu vérifies quand même son pouls pour être sûr. Tuant de tes doigts le dernier espoir qu’il soit encore en vie. « Il est mort. » C’est dit d’un ton neutre, presque froid. Paradoxale, tandis que tes yeux perdent leur lueur. Mais tu restes professionnelle Mia, tu ne peux pas te permettre de trop t’attacher. Ça te bousillerait l’âme avec tous les morts que tu vois. Et t’en vois beaucoup, souvent. Presque tous les jours. Mais ceux qu’on oublie, ceux qu’on ne voit jamais ; tu refuses de les laisser. Alors tu soignes autant les malheureux que les gangsters.

Tu te relèves, quand tu entends une voix sortit d’entre les morts. Madame ? C’est alors que tu te retournes et qu’il te reconnaît. Greg. T’as l’impression de faire face à un fantôme. Réminiscence d’un passé que tu n’as jamais oublié. Toi et les jumeaux. Tu pensais que jamais vous vous ne sépareriez, comme quoi la vie est mal faite. Parce que tu regrettes cette époque, là ou tu étais vraiment heureuse, là où les soucis, tu n’en avais pas. Mais il a fallu qu’un énième malheur frappe, qu’il brise vos rêves et vos espoirs. « Greg ... » Rien que de dire son nom te fait mal Mia. Y a une certaine rancœur quand tu le dis. Un reproche silencieux que tu n’arrives pas à cacher. « Ai-je vraiment le choix ? » La question est sarcastique. Tu sais comment fonctionne les flics, et jamais tu n’aurais pensé que Greg soit l’un des leurs. Pas que t’aimes pas les forces de l’ordre, juste que tu te méfies vu ta vie. Ancienne prostituée. Copine et ex copine d’un gangster réputé … T’as toujours peur d’en dévoiler trop et qu’ils en profitent. Et tu te sais capable de te trahir, trop grande gueule, trop impulsive aussi. « Je t’écoute, mais je ne sais pas grand-chose. Je me suis déjà occupée de lui à plusieurs reprises. Sdf, gros consommateur d’héroïne. Il a fait une overdose, une fin banale en soit. » Tu sors ton paquet de clope, et tu t’en grilles une. Y a tes yeux qui le jonchent, essaient de décrypter son faciès que tu ne connais que trop bien. Ça fait longtemps Greg.

Se retrouver face à Mia avait quelque chose de bien trop étrange et inattendu pour ne pas ébranler le grand brun le temps de quelques secondes. Il lui avait suffit de voir son visage, de croiser son regard, pour que des tonnes de souvenirs lui reviennent en mémoire, défilant dans son esprit telle la bobine d'un film bien trop dramatique. Ils avaient pourtant eu de bons moments, tout n'était pas noir entre eux, même durant la période sombre de l'adolescence où chacun tombait de plus en plus. Mais un point de non retour avait été atteint et le tatoué avait fini par disparaître de la circulation, d'une certaine manière. Donner de moins en moins de nouvelles, s'éloigner de plus en plus, jusqu'à n'être plus qu'un souvenir. T'as agi comme un connard, et la manière dont elle balance ton nom, là, prouve clairement que ta gueule est la dernière qu'elle avait envie de voir. Ne se laissant pas démonter, il lui avait demandé quelques minutes. Une demande qui n'incluait pas vraiment de refus, comme elle le soulevait. Kent s'était contenté de secouer la tête, lui adressant malgré tout un regard qui en disait long. Il était désolé que leurs retrouvailles soit sous le signe du boulot, désolé de ne pouvoir laisser cela de côté pour l'instant. Désolé aussi de son silence.

S'éloignant un peu du coin où ils étaient afin de laisser les légistes faire leur travail, il inspirait profondément, passant une main sur son visage comme pour effacer toute trace d'émotions personnelles, renvoyant les souvenirs dans leur carton. Sam. Leur trio. Bien que jeunes, l'adolescente avait été son seul pilier à ce moment là, la seule personne qui pouvait le comprendre et n'était pas victime de sa rage. Elle avait aussi été présentes les années qui suivirent, spectatrice directe et impuissante de sa déchéance. Elle t'a vu sous ton pire jour ouais, à plusieurs reprises, et t'as fini par l'évincer pour mieux sortir la tête de l'eau. Qu'avait-elle fait de sa vie, depuis ? Était-elle elle aussi sortie de ces années bien obscures ? Était-elle heureuse ? Des questions qui tournaient en boucle dans son esprit, mais il n'avait pas le droit de les poser, là, parce-que ce n'était pas Gregoire qui se tenait devant elle, mais bien le lieutenant Kent.

La voix de la jeune femme engageant le sujet, il écoutait sans mot dire, hochant la tête par moments, son regard ambré filant d'elle à ce qu'il se passait autour. Recentrant alors son attention sur elle, la voyant s'allumer une cigarette, il enchaînait. « J'ai cru comprendre que tu étais souvent au contact des sans-abris en effet. C'est quoi ton rôle exactement ? » Elle pouvait tout aussi bien être médecin qu'une simple civile qui essayait de porter son aide aux plus démunis alors autant avoir le maximum d'information pour remplir le dossier en question. « Tu as connaissance d'un trafic de drogue dans le coin ? Tu sais chez qui il se fournissait ? » C'est un ton suspicieux ça, Kent ? Oui et non, il gardait cet air habituellement dur, bien plus fermé que ce à quoi la jeune femme avait dû être habituée à l'époque, mais il mettait un point d'honneur à séparer vie privée et vie professionnelle, aussi compliqué que cela soit dans la situation actuelle.